Une année forte au Québec en cinéma et télé qui dissimule des problèmes criants
MONTRÉAL — Le public friand de films et d’émissions venant du Québec avait l’embarras du choix au cours d’un automne foisonnant, mais cette belle vitrine dissimule une réalité faite d’un manque de financement et d’une dilution du contenu québécois dans l’offre de plateformes étrangères.
Le mot «décroissance» est prononcé par plusieurs acteurs du milieu télévisuel et cinématographique, qui y voient un risque pour la transmission et la vitalité de la culture francophone du Québec.
La baisse est de l’ordre de 30 % de projets acceptés en 2023 par rapport à l’année précédente, indique la présidente-directrice générale de l’Association québécoise de la production médiatique (AQPM), Hélène Messier.
Et si ce repli s’explique en partie par la congestion sur les écrans en 2023 issue de la reprise de l’activité post-pandémie, la situation est loin d’être circonstancielle, disent plusieurs intervenants. Ceux-ci soulignent un financement qui stagne à plusieurs égards et un écart important de budgets pour les productions francophones au Québec en comparaison avec les productions dans le reste du pays.
Il y a un «réel enjeu de financement dans le système», selon la présidente-directrice générale du Bureau du cinéma et de la télévision du Québec (BCTQ), Christine Maestracci.
Certains montants d’aide durant la pandémie n’ont pas été renouvelés et les coûts ont continué d’exploser dans un contexte de forte inflation.
Pour un film produit avant la pandémie et un film similaire produit maintenant, les coûts ont augmenté de 30 à 40 pour cent, indique la présidente-directrice générale de l’Association québécoise de la production médiatique (AQPM), Hélène Messier.
Des centaines d’artisans levaient début décembre un «drapeau rouge» pour l’avenir du cinéma québécois, alors même qu’ils soulignaient que cinq films d’ici avaient dépassé en 2023 le million de dollars de recettes en salles: «Le temps d’un été», «Katak le brave béluga», «Testament», «Les hommes de ma mère» et «Simple comme Sylvain». Depuis ce temps, le film «Ru» a aussi dépassé le cap du million de dollars de recettes au box-office.
Dans cette lettre ouverte, ils exhortaient le gouvernement libéral fédéral à respecter sa promesse de bonifier de façon permanente le budget de Téléfilm Canada de 50 millions $ annuellement. Et que cette augmentation pérenne soit assortie de l’obligation pour l’organisme de consacrer 40 % de son budget total à la production de langue française, plutôt que le niveau actuel de 33 %.
Aucune confirmation n’avait été donnée avant la période des Fêtes, soulignait le signataire Pierre Even, fondateur, président et producteur d’ITEM 7, dans une infolettre de l’AQPM du 18 décembre.
«Si vous comparez un budget d’une série ou d’un film fait au Québec, versus le même budget qu’il recevrait s’il était dans le reste du Canada, on est sur des multiples bien différents», expose Mme Maestracci.
Selon les données des séries soutenues par le Fonds des médias du Canada, le budget moyen par heure de séries télévisuelles dramatiques en français était de 620 000 $ en 2022-2023, comparativement à 2,4 millions $ pour les séries dramatiques en anglais.
Cela compromet la capacité au Québec de «raconter nos histoires», souligne Mme Maestracci.
Mme Messier souligne d’autres éléments clés qui seront soulevés par l’industrie en 2024 auprès des instances: la promesse du fédéral de doubler sur trois ans sa contribution monétaire au Fonds des médias du Canada, le cadre réglementaire pour mettre à contribution les plateformes étrangères en ligne dans la foulée de la sanction de la Loi sur la diffusion continue en ligne ou C-11 et la bonification au Québec des crédits d’impôt sur la masse salariale.
Une «performance de production»
Dans la même veine, Philippe Falardeau, à qui l’on doit cette année la réalisation de la série de fiction «Le temps des framboises» et la série documentaire «Lac-Mégantic: Ceci n’est pas un accident», prévient que l’augmentation du financement public des projets est le «nerf de la guerre».
Le cinéaste québécois, qui a tourné plusieurs projets aux États-Unis après le succès de son film «Monsieur Lazhar» en 2011, affirme qu’il n’y a pas de raisons qui pourraient l’amener à ne plus tourner au Québec. Que ce soit ici ou ailleurs, il regarde «projet par projet», en se posant la question sur ce qu’il veut dire, ce qu’il veut raconter.
Reste qu’il considère qu’à certains égards, tourner au Québec devient un «sport extrême». Surtout du côté des projets télévisuels.
«Je dis souvent qu’on est victimes de notre propre compétence (au Québec). En télévision, on a prouvé qu’on est capables de tourner rapidement, et faire de belles choses. Donc, on crée des précédents. Regarde, telle personne l’a fait avec tel budget. Et ça devient une « performance de production », mais ça ne veut pas dire que c’est toujours plaisant de travailler dans ces conditions-là. À un moment donné, il faut collectivement freiner cette glissade», soutient M. Falardeau en entrevue à La Presse Canadienne.
D’autant plus qu’on est en compétition, «qu’on le veuille ou non, avec « Succession », avec « Game of Thrones », ne serait-ce que dans le temps qu’a le spectateur pour visionner des affaires».
Mme Messier souligne que les budgets moyens pour les productions télévisuelles et cinématographiques de fiction et de documentaire ont diminué de 34 % et de 31 % depuis 2012-2013 en dollars constants.
Et cela, dans un contexte où le milieu de l’audiovisuel québécois n’a jamais été aussi fortement «en concurrence avec du contenu qui provient de partout et qui est mieux financé».
«Les producteurs sont très inquiets, l’industrie est très fragile», avance Mme Messier, qui juge qu’en l’absence d’une aide financière rapide, il y aura des «coupes importantes au niveau du nombre de productions ou de la qualité des productions».
Ceci dit, des projets audacieux trouvent leur place, comme le souligne Julien Hurteau, réalisateur des productions «Les Petits Rois», «Alertes 2» et «Téodore pas de H». Mais pour combien de temps encore?
«C’est mi-figue, mi-raisin, dans le sens où personnellement, je n’ai jamais eu autant d’opportunités de travailler sur des projets engageants, intéressants comme ça. Je sens les diffuseurs plus audacieux, ils essaient des affaires. On l’a vu dans les dernières années, il y a des super bonnes séries, comme « M’entends-tu? ». Oh wow, on peut aller là, il y a un public pour ça. En même temps, vu qu’il y a une guerre de plateformes, il y a tellement de contenu, ça se dilue, ça dilue l’argent aussi», souligne-t-il.
La multiplication des plateformes
Dans une lettre ouverte en novembre dernier, l’ancien gestionnaire Denis Dubois appelait les gouvernements, diffuseurs, producteurs et syndicats à faire preuve d’«audace».
M. Dubois estime qu’il faut «faire du public notre seule priorité» et que les jeunes auditeurs «nous trouvent sur leur passage».
«Je pense qu’ils ont encore un attachement sincère, mais ils ne nous trouvent pas où ils sont. Il faut revoir nos stratégies», soutient celui qui a quitté cette année ses fonctions de vice-président aux contenus originaux à Québecor et qui avait notamment été directeur général des programmes à Télé-Québec.
M. Dubois suggère la création d’une plateforme commune, «où le public trouverait l’ensemble de notre production télé, cinéma, numérique et dont nous, l’industrie, aurions le contrôle et la mise en marché».
Il lance aussi cette piste de réflexion: «produire moins, mais produire mieux».
«Nous n’avons pas les moyens de maintenir le niveau de production actuel. Les plateformes américaines nous ont habitués à des productions que nous pouvons difficilement égaler», écrit M. Dubois.
Tout en se considérant l’un des privilégiés en ce qui a trait aux moyens étant donné son expérience, Philippe Falardeau «continue de croire que ça ne sert à rien de faire des films pour essouffler une industrie, essouffler des artisans, et ne pas donner des budgets qui correspondent aux scénarios qui sont acceptés».
«Pour ce faire, c’est soit moins de projets, soit plus d’argent. L’équation est très simple», laisse-t-il tomber.
Si Mme Maestracci se questionne aussi sur les prémisses de financement sur lesquelles on fonctionne depuis très longtemps, elle croit qu’il faut continuer d’offrir un «foisonnement» de contenus pour rejoindre tous les publics.
«Produire moins? Comment on s’assure qu’il y a des voix émergentes, aussi, qui ressortent du lot? Parce qu’il faut, quand même, créer de la relève. Et puis, qu’est-ce qu’on met à l’antenne? Qu’est-ce qu’on propose aux gens?», fait-elle valoir.
Sur le radar en 2024, il faudra aussi garder un oeil sur les négociations de renouvellement des conventions collectives qui portent notamment sur la rémunération des artistes et des techniciens. Ces négociations de l’AQPM avec l’Union des artistes (UDA) et l’Association québécoise des techniciens et techniciennes de l’image et du son (AQTIS) ont eu cours jusqu’aux dernières semaines avant les Fêtes, et doivent reprendre en janvier.